Stéphane Gilot: Le catalogue des futurs
© Stéphane Gilot. Images, courtoisie de l’artist.
Alors que le Musée d’art de Joliette entamait en 2012 un troisième projet de rénovation majeur, Annie Gauthier, ex-directrice générale du Musée, et Marie-Claude Landry, conservatrice de l’art contemporain, ont invité Stéphane Gilot à s’approprier le projet de construction et de mise aux normes de l’institution dans le contexte d’une résidence de recherche. Tout au long de sa reconfiguration architecturale, entre 2013 et 2015, l’artiste a reçu carte-blanche ainsi qu’un accès privilégié à l’ensemble de ses espaces. Il en résulte Le catalogue des futurs, une vertigineuse mise en abyme – à la fois physique et virtuelle – de la notion d’archives et de dépôt d’œuvres d’art, où l’artiste pose la question du lieu historique, de l’acquisition, de la documentation et de la recherche.
L’initiative met en lumière certains rapports que nous entretenons avec l’histoire de l’art, parmi lesquels le statut et la fonction du musée dans l’art contemporain. En extension à sa résidence de recherche, et ce tout au long de l’année 2016, Stéphane Gilot étend le geste de curation en invitant des artistes de la performance à prendre part à un programme d’interventions au cœur de ses installations. Ainsi, Sophie Breton, Caroline Boileau, Belinda Campbell, k. g. Guttman et le duo Clara Furey et Peter Jasko se sont appropriés l’œuvre rhizomathique de l’artiste, tout en élargissant la proposition générale par le biais de leur pratique respective.
Volet I : Passé composé
À mesure que les couches structurales du Musée se livrent à l’artiste-témoin par le biais de son démantèlement en prévision d’un long entreposage, Stéphane Gilot – agissant à titre de co-commissaire – entreprend une exploration qui s’apparente à la fouille archéologique et à laquelle n’échappe aucun détail. Parmi ses découvertes, l’artiste retient un escalier qui, en apparence, ne mène nulle part aujourd’hui – Escalier sans fin –, ainsi qu’un auditorium enfoui sous une couche de béton, résidu d’une époque où le MAJ, n’ayant pas encore obtenu son accréditation muséale, détenait plutôt le titre de centre culturel.
Stéphane Gilot interprète ces découvertes, les fait (re)vivre – ainsi que bien d’autres – à la lecture de sa démarche, et ce, tout au long du projet de création In Situ qui s’échelonne sur plus de deux années. Pour un temps délimité, le Musée devient, pour ainsi dire, le terreau fertile de l’artiste, dont la pratique puise à même l’histoire de l’art et dont le travail donne lieu à de complexes mises en abyme par le biais d’installations, de maquettes, de structures de jeu et de performances. Il en résulte un parcours dans lequel le visiteur inscrit son passage dans une logique temporelle anachronique, ainsi que dans une relation à l’espace où la diversité des échelles multiplie les points de vue. Tel que le précise Marie-Claude Landry, co-commissaire de l’exposition, « on y explore le Musée à la manière dont on découvre une œuvre d’art, dans un contexte où le temps se transforme en espace ».
À cet effet, Landry porte à notre attention la démarche par laquelle l’artiste interroge la notion de musée – ainsi que sa métamorphose – dans une logique autoréflexive qui rejoue, questionne, redécouvre et invente l’histoire du MAJ, que ce soit en le projetant virtuellement dans le futur à l’aide de dessins, en faisant (re)vivre l’auditorium (qui occupait le sous-sol, en 1976, et qui a été transformé, depuis, en réserve muséale) ou encore en redéfinissant l’usage de ses collections par la conception d’une exposition dans un pavillon intimiste dont l’effet de panoptisme des agencements des œuvres suscite chez le visiteur un vertige certain face aux divers vis-à-vis qui s’en dégagent. Ainsi, le musée que le visiteur est appelé à expérimenter est à la fois imaginaire et réel. Il est (re)joué par divers retours en boucle sur lui-même, d’où émergent de nouvelles traces, de nouveaux artefacts, voire de nouveaux espaces.
Avec son musée dans un musée, Gilot entreprend ainsi de construire un musée temporaire, partagé entre utopie et dystopie, au sein d’un musée permanent qui questionne depuis la perspective de la maquette, les notions de temporalité et de permanence. En « jouant au musée », l’artiste interroge le dispositif qu’est le musée en soi – dont la conservation des œuvres –, le rôle des expositions – permanentes et temporaires –, de commissaire ainsi que le rôle de générateur de contenu et de savoir. Le programme du projet, qui fait œuvre d’anticipation par le déploiement de ses protocoles, pourrait se résumer par cette proposition de Louise Provencher : Nous vivons dans le présent, mais l’avenir est en nous à tout moment », (…) comme pour en provoquer l’avenir.
L’« histoire » qui émerge au gré des gestes posés par l’artiste lui permet, ipso facto, de mettre en lumière et d’apporter un regard critique sur les enjeux qui concernent l’ensemble des institutions muséales, tels que la relation singulière qu’elles entretiennent avec l’histoire et la mémoire à travers leurs collections, et l’inévitable agrandissement de leur bâtiment, tout comme les universités et les bibliothèques, par ailleurs. Tel que nous le rappelait Le Corbusier avec le Musée à croissance illimité, La Maquette (Musée modèle, 2013-2016) de Stéphane Gilot fait émerger des interruptions tout au long des parois du MAJ, ouvre et croise des perspectives entre les œuvres et transforme notre rapport au lieu et à l’espace, tout en créant un mélange entre des éléments documentaires/réels et fictifs.
L’artiste bouleverse ainsi notre rapport à l’espace et en détourne nos habitudes perceptives de sorte à englober les moments et les autres à venir, simultanément. Bref, un musée pour croître indéfiniment. À l’image des poupées russes, La Maquette conjugue l’un et le multiple, le passé et le présent, la réalité et la fiction. Tel que le souligne Annick DeBlois, cette œuvre positionne le visiteur dans la posture de géant et met en lumière une des utopies contenues par la notion de musée même : agrandir indéfiniment afin d’accumuler et de conserver des œuvres sans limites et pour l’éternité.
Parallèlement, les gestes de création posés par l’artiste évoquent l’idée d’un savoir qui serait sacré, une rareté anachronique qui ne domine plus le discours politique ni la mise en place et le développement de programmes d’éducation ou l’approfondissement des connaissances chez le plus grand nombre. La domination quasi globale d’une conception marchande de tout accès à l’information signifiante – et à toute forme de connaissance – s’intensifie constamment, entre autres par l’intensification d’une conception corolaire : l’anti-intellectualisme.
L’individualisation systématique et systémique qui domine nos sociétés du divertissement amène les artistes à chercher les moyens de construire ou de reconstruire « le corps social » par l’activation de communautés d’intelligence, de connaissances et d’approches diverses, tel que des projets de recherche, de collaboration et de participation. Celles-ci construisent ou animent des « archives actives » et des « passerelles temporelles » afin de briser le cycle de l’obsolescence programmée des savoirs et des alliances progressistes. Ces artistes bâtissent des espaces publics parfois éphémères et fragiles, afin de répondre à l’idéologie absolutiste du privé, une hétérotopie à la fois.
Volet II : Futur conditionnel
Chez Stéphane Gilot, le jeu prend souvent l’allure d’activité libre, en apparence dépourvue d’utilité, et permet à l’individu de se soustraire aux normes de la vie sociale. L’artiste constitue ainsi à travers ses règles, un mode d’apprentissage – ou de questionnement – de la vie collective. En d’autres termes, il fait performer l’espace. Tour à tour, la dimension performative de l’ensemble des œuvres contenues dans Le catalogue des futurs rehausse la mise en abyme déployée par l’artiste et, par extension, lui donne des allures de larsen à caractère eurythmique par le biais de collaborations spécifiques.
À titre d’exemple, k.g. Guttman crée et performe l’œuvre L’Inventaire qui ouvre une réflexion portant sur la notion de collection, et plus particulièrement sur la notion d’inventaire, par le biais du son, du mouvement et d’une sélection d’objets de la collection du Musée, dont une mise en vis-à-vis entre les objets, voire une intensification du rapport entre ceux-ci et le visiteur. Cette mise en mouvement entre les objets par le biais d’interactions et de la notion de mesure permet la mise en tension de la notion d’universalisme, jusqu’à sous-tendre « qu’un espace n’existe pas avant qu’on ne l’observe, (…) que le corps est une intensité ».
À plus d’une reprise, Le catalogue des futurs est ainsi (re)joué, (re)visité, (re)déployé et (re)questionné à son tour. Il en résulte une dimension fantomatique rehaussée par les regards croisés entre Stéphane Gilot et ses hôtes. Il semble que cet aspect fut retourné dans tous ses sens lors de la résidence de recherche bien singulière qu’a entreprise Caroline Boileau. D’une durée intensive et ininterrompue de cinq jours et quatre nuits de vie continue dans les espaces du Musée, celle-ci a testé jusque dans ses limites une réalité et une temporalité parallèles. Par exemple, en occupant les différentes salles du MAJ, en cohabitant avec les visiteurs, ainsi que les employés du Musée, elle a interrogé sa présence dans cet espace-temps. Durant le jour, le pavillon de l’exposition devient le théâtre de performances inattendues, Boileau (re)jouant en un seul personnage à la fois Faustine et Morel, visible et invisible face aux visiteurs ; quand à la tombée du jour, elle erre de manière fantomatique, au grand étonnement des passants sur la rue ou de l’équipe d’entretien du Musée, le tout capté par les caméras de surveillance.
Par le biais de l’ensemble de ces mises en mouvements et de ces chevauchements le Musée devenu « muséalie » se fait Odyssée et porteur d’un nouveau postulat d’où se dégagent diverses dimensions fantastiques, lesquelles se font à leur tour les révélations discrètes et partielles d’une certaine île en soi.
Paru via esse arts + opinions web