Ragnar Kjartansson et le théâtre de l’intime
©Ragnar Kjartansson; Image used courtesy of the artist, Luhring Augustine, New York, et i8 Gallery, Reykjavik. Screen photos: Elísabet Davids; MACM view with sitting visitors: Maryse Morin.
Nous avons été plusieurs à nous poser, plus d’une fois, au cœur de l’installation immersive The Visitors (2012) de l’artiste islandais Ragnar Kjartansson, et ce, des heures durant. L’artiste, passé maître dans la création d’œuvres protéiformes conjuguant à la fois ironie et mélancolie, mettait au défi notre conception du théâtre, de la performance, de la peinture et de la musique.
L’œuvre immersive, installée dans une vaste salle du Musée d’art contemporain de Montréal, entre les 11 février et 22 mai 2016, engageait « les visiteurs » dans un parcours savamment orchestré d’une durée de soixante-quatre minutes (en boucle). Cette première exposition canadienne d’envergure portant sur le travail Kjartansson offrait une mise en dialogue entre les œuvres A Lot of Sorrow (2013), Worldlight (2015), ainsi que « l’opéra pictural » Les sonorités explosives de la divinité (2014).
Three Chords and the Truth
The Visitors se déploie telle une pièce chorale où Kjartansson « met-en-scène » huit amis musiciens en pleine création musicale à Rokeby Farm, un manoir vieux de 195 ans qui se défraîchit peu à peu et situé dans l’État de New York.
Dès le début du cycle, l’expérience-visiteur se construit vers sa future apogée. On y découvre, tapis dans la pénombre, neuf écrans spatialisés, dont une surface recto-verso suspendue au centre de la pièce. Un à un, les écrans imposent un (dés)ordre imperceptible aux déplacements du visiteur.
Privacy (re)enacted
Parmi les actions « mises-en-scène » par l’artiste, il y a la transmission de consignes à l’endroit de huit musiciens se tenant dans l’attente, instrument à la main et casque d’écoute en place – chacun isolé dans l’une des pièces luxueusement aménagées du manoir (chambre, salon, salle de bain, etc.) –, ainsi que les techniciens qui s’affairent tout autour : premier geste de (re)constitution de la part de l’artiste donnant lieu à une « mise-en-régie » qui dicte nos déplacements furtifs à même l’espace fictionnalisé du Musée. Le visiteur se trouve ainsi interpelé de tableaux vivants en tableaux vivants, à la fois contemplatif et captivé devant les juxtapositions inusitées offertes par ce décor aux allégories manifestes.
A pink rose
In the glittery frost
A diamond heart
And the orange red fire
Un premier accord émerge de l’obscurité. Il vient de l’écran où Kjartansson est étendu nu dans une baignoire, eau mousseuse sur fond de tapisserie défraichie. Guitare à la main, il entame une suite d’accords et les premiers vers chantés d’un poème lyrique composé par son ex-femme Ásdís Sif Gunnarsdóttir. Un à un, les musiciens enchaînent depuis la solitude de leur appartement. Seuls mais ensembles, reliés par le biais de leur casque d’écoute, ils entonnent un chant empreint de compassion et livré en un crescendo qui se fait hymne. Les arrangements sont de Kjartan Sveinsson, ancien claviériste du groupe de musique islandais Sigur Rós, lequel nous voyons en action au piano, fumant le cigare dans un des grands salons de Rokeby. On demeure en famille.
Once again I fall into
My feminine ways
Kjartansson, dont la mère est comédienne et le père est dramaturge, cite pour inspiration l’art d’endurance de Chris Burden et Marina Abramović, la musique sérielle d’Erik Satie, Karlheinz Stockhausen ainsi que la pratique de la musique électronique (EDM) qui consiste à construire des ambiances sonores à l’aide de boucles numériques. Il se passionne pour les jeux de coulisses, la mise en travail des acteurs, ainsi que les permutations entre l’endroit et l’envers du décor. Comme le souligne Laure Fernandez, de ut pictura theatrum à ut theatrum pictura, son travail est porté par la force poétique de la répétition, des ratages et des jeux de machineries où les images et les sons sont sur le point d’advenir ; bref, l’artiste isole, dessine et met-en-œuvre ces moments où l’action devient illusion, imparfaite et fascinante, telle une écriture de l’espace. C’est cette matière première, à priori cadrée puis mise-en-espace par l’artiste qui dicte à plus d’une occurrence le rapport que suscite notre présence au cœur du dispositif. Chaque écran constitue un tableau en soi, seulement l’œuvre, elle, n’existe qu’une fois les neuf écrans réunis et spatialisés dans l’espace. « Le théâtre, écrivait Roland Barthes en 1973, est bien en effet cette pratique qui calcule la place regardée des choses ».
You protect the world from me
As if I’m the only one who’s cruel
You’ve taken me
To the bitter end
There are stars exploding around us
And there’s nothing, nothing you can do
— Ásdís Sif Gunnarsdóttir